18

 

Non-axiomes.

 

Dans l’intérêt de la raison, souvenez-vous que : la carte n’est pas le terrain, le mot n’est pas la chose qu’il exprime. Chaque fois que l’on confond la carte avec le territoire, un « trouble sémantique » s’enracine dans l’organisme. Ce trouble persiste tant que l’on n’a pas reconnu les limitations de la carte.

 

Dans l’obscurité interstellaire, le matin suivant, le puissant vaisseau fonça. Outre son équipage Ā, il emportait cent mille éléments cérébro-contrôleurs.

Ils arrêtèrent le vaisseau à la requête du Dr Kair après le premier « anticipé ».

— Nous vous avons observé à diverses reprises, dit-il à Gosseyn, bien que vous soyez aussi fugace qu’il soit possible de l’être. Mais nous avons cependant obtenu quelque chose.

Il tira quelques photographies de sa serviette, et les fit passer.

— Cette photo du cerveau second C a été prise la semaine dernière.

La surface luisait de millions de lignes finement entrelacées.

— Brillant d’excitation, dit le Dr Kair. Si vous vous souvenez que, un moment, les seules communications de votre cerveau avec le reste de votre corps et le tissu cérébral semblaient être les vaisseaux sanguins qui l’irriguaient et les connexions nerveuses relatives au flux sanguin, son état actuel correspond à une activité considérable. Il s’interrompit.

— Maintenant, dit-il, en ce qui concerne votre entraînement futur, mes collègues et moi avons réfléchi à vos affirmations, et nous pouvons vous présenter une suggestion.

Gosseyn l’interrompit :

— Une question d’abord.

Il hésita. Ce qu’il voulait dire, en un sens, importait peu. Mais ça le tracassait depuis sa conversation de la veille avec Elliott.

— De qui, demanda-t-il, venaient les premières suggestions concernant l’entraînement que j’ai reçu du temps de Thorson ?

Le Dr Kair réfléchit :

— Ma foi, de nous tous – mais, selon moi, l’apport le plus important provenait d’Eldred Crang.

Encore Crang ! Eldred Crang, qui savait comment cultiver les cerveaux seconds, qui transmettait les messages de ce dernier avant la mort de cette ancienne enveloppe de Gosseyn – le problème de Crang revenait au premier plan, plus complexe que jamais.

Brièvement, avec objectivité, il esquissa le cas de Crang devant le groupe. Lorsqu’il eut fini, le Dr Kair secoua la tête.

— Crang est venu se faire examiner chez moi juste avant de quitter Vénus. Il se demandait si la tension qu’il subissait en permanence ne l’affectait pas. Je puis vous assurer que c’est un Ā parfaitement normal, sans facultés spéciales, bien que ses réflexes et son intégration atteignent un niveau que je n’ai rencontré qu’une fois ou deux dans ma carrière entière de psychiatre.

Gosseyn dit :

— Il n’a décidément pas de cerveau second.

— Absolument pas.

— Je vois, dit Gosseyn.

Une autre porte se fermait. En un sens, il avait espéré que Eldred Crang fût le joueur qui similarisait son esprit dans celui d’Ashargin. Cette possibilité n’était pas éliminée, mais, apparemment, il fallait trouver une autre explication.

— Ceci est un point, dit une psychiatre, que nous avons discuté précédemment, mais dont M. Gosseyn n’a peut-être pas entendu parler. Si c’est Lavoisseur qui a fourni à Crang ses renseignements sur les cerveaux seconds et leur entraînement, et s’il apparaît maintenant que ce n’est pas une très bonne méthode, devons-nous croire que Lavoisseur et tous les corps précédents Lavoisseur-Gosseyn n’avaient été entraînés que selon ce qui nous paraît maintenant une méthode insuffisante ?

Elle conclut, très calme :

— La mort de Lavoisseur semble indiquer qu’il n’était pas capable de prévision, et cependant, vous, vous êtes déjà au bord de cette faculté et de bien d’autres encore.

— Nous pourrons voir ces détails plus tard, dit le Dr Kair. Pour l’instant, je désirerais que Gosseyn fît un essai.

Lorsqu’il se fut expliqué, Gosseyn répondit :

— Mais c’est à dix-neuf mille années-lumière d’ici !

— Essayez, insista le psychiatre.

Gosseyn hésita, puis se concentra sur une de ses zones mémorisées dans le poste de commande de l’aéroulotte de Leej. Il vacilla, comme pris de vertige. Étonné, il combattit une impression de nausée. Il regarda les autres, stupéfait.

— J’ai dû atteindre une similitude tout juste inférieure à la vingtième décimale, dit-il. Je crois que j’y arriverai si j’essaie encore.

— Essayez, dit le Dr Kair.

— Et que ferai-je là-bas ?

— Examinez la situation. Nous vous suivrons jusqu’à la base la plus proche.

Gosseyn acquiesça. Cette fois, il ferma les yeux. L’image changeante de la zone mémorisée surgit, précise et claire.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, il se trouvait à bord de l’aéroulotte.

Il ne bougea pas tout de suite, mais, immobile, recueillit des sensations. Un flux nerveux tranquille émanait du voisinage. « Les domestiques, pensa-t-il, toujours occupés à leur tâche. »

Il regarda dehors. En dessous d’eux s’étendait une plaine plate. Loin sur la droite il entrevit l’éclat de l’eau. Sous ses yeux, la mer disparut. Ceci le fit penser à quelque chose.

Il se pencha sur les commandes et se redressa presque immédiatement en constatant leur orientation. L’appareil suivait toujours l’orbite circulaire fixée par ses soins juste avant sa tentative couronnée de succès pour s’emparer du destroyer.

Il n’essaya pas de modifier la route. On avait pu tripoter tout ça, bien que le vaisseau parût être resté exactement en l’état.

Son cerveau tâtonna à la recherche de courant magnétique, et ne trouva rien d’anormal. Il se détendit, et s’efforça de voir ce qui allait se passer. Mais la seule image qu’il obtint du poste ne montrait toujours personne.

Ceci le conduisit à poser la question : « Où vais-je aller maintenant ? »

Retourner au vaisseau de bataille ? Ce serait perdre son temps. Il aurait voulu savoir combien il lui avait fallu de temps pour parvenir à Yalerta, mais ça, il pourrait s’en occuper plus tard.

De grands événements se produisaient. Des hommes et des femmes de la sécurité desquels il se sentait partiellement responsable se trouvaient toujours en terrain dangereux. Crang, Patricia, Nirène, Ashargin.

Un dictateur à renverser, une immense machine de guerre à arrêter par tous les moyens.

Brusquement, il se décida.

 

*

 

Il prit pied dans la retraite du Disciple sur sa zone mémorisée, juste à la porte de l’usine. Il atteignit l’étage supérieur sans encombre, et s’arrêta pour demander à un homme le chemin de l’appartement du Disciple.

— J’ai rendez-vous, dit-il, et c’est pressé.

Le domestique fut compréhensif.

— Vous avez pris le mauvais chemin, dit-il, mais en suivant ce couloir latéral, vous allez arriver à une grande salle d’attente. On vous dira là-bas où il faut aller.

Gosseyn doutait qu’on pût lui dire ce qu’il voulait savoir. Mais il arrivait à une pièce moins grande qu’il ne le prévoyait et si ordinaire qu’il se demanda, étonné, s’il ne s’était pas trompé d’endroit.

Un certain nombre de gens attendaient sur des banquettes et en face de lui, derrière une petite barrière de bois, se trouvaient huit bureaux à chacun desquels était assis un employé.

Plus loin, un bureau clos de glaces, avec une grande table.

Tandis qu’il franchissait la barrière, plusieurs des employés se levèrent en signe de demi-protestation. Gosseyn les ignora. Il déplaçait mentalement le câble dans le poste de commande de l’aéroulotte, et il désirait parvenir au bureau de glace avant que Yanar se fût aperçu de sa présence.

Il ouvrit la porte ; il la refermait quand le Prédicteur s’aperçut de sa présence. L’homme leva les yeux et sursauta.

Il y avait une autre porte derrière Yanar, et Gosseyn se dirigea vers elle. Bondissant sur ses pieds, Yanar lui barra la route et le défia.

— Il faudra me tuer avant d’entrer là.

Gosseyn s’arrêta. Il avait déjà sondé la pièce derrière la porte. Aucune impulsion vitale. Ceci ne prouvait pas à coup sûr qu’elle fût inoccupée. Mais cela atténua considérablement son impression d’urgence.

Il regarda Yanar, n’ayant aucune intention de tuer l’homme, d’autant qu’il possédait bien d’autres moyens de s’occuper de lui. En outre, il voulait l’interroger. Plusieurs questions le troublaient depuis quelque temps. Il dit :

— Vous étiez à bord du vaisseau de Leej en qualité d’agent du Disciple ?

— Naturellement, dit Yanar, haussant les épaules.

— Je suppose que vous voulez dire que, sans ça, le vaisseau ne se serait pas trouvé là pour nous attendre ?

Yanar acquiesça, morose, l’œil aux aguets.

— Mais pourquoi m’avoir laissé un moyen de fuir ?

— Le Disciple vous trouvait trop dangereux pour vous maintenir ici. Vous auriez pu mettre sa retraite en pièces.

— Alors pourquoi m’amener à Yalerta ?

— Il désirait que vous fussiez sous le contrôle de Prédicteurs qui puissent surveiller vos gestes.

— Et ça n’a pas marché.

— Effectivement. Ça n’a pas marché.

Gosseyn ne dit plus rien. Ces réponses sous-entendaient quelque chose qui le troubla.

Encore une fois, plus sévèrement, il regarda le Prédicteur. Il avait pensé à bien d’autres questions, spécialement en ce qui concernait Leej. Mais, en fait, elles importaient peu. Leej s’était fort bien conduite et les détails attendraient.

Ça réglait la question. Il similarisa Yanar dans la cellule qu’il avait partagée des semaines plus tôt avec Leej et Jurig. Puis il ouvrit la porte et pénétra dans le bureau personnel présumé du Disciple.

Comme il l’avait perçu, l’endroit était inoccupé.

Curieux, Gosseyn regarda autour de lui. Un énorme bureau faisait face à la porte. Il y avait des fichiers dans l’épaisseur du mur gauche et un système complexe – complexe et apparemment un peu particulier – de mécanismes et de commandes de distorseurs à sa droite.

À la fois soulagé et désappointé, Gosseyn se demanda que faire, Yanar éliminé. Certes, ce dernier point ne changeait pas grand-chose : l’homme était une gêne et non un danger.

Gosseyn se dirigea vers les fichiers. Tous avaient des fermetures magnétiques, mais il ne lui fallut qu’un moment pour ouvrir les circuits grâce à son cerveau second. Chaque tiroir, céda à sa traction. Les dossiers consistaient en plaques de plastique analogues à l’annuaire du palais que Nirène lui avait montré lorsqu’il se trouvait dans le corps d’Ashargin. L’équivalent d’innombrables pages se trouvait imprimé sur des couches successives de molécules. Chaque « page » apparaissait l’une après l’autre quand on manipulait l’index à la glissière de l’angle. Gosseyn chercha et trouva une plaque à son nom. Il y avait quatre pages, un rapport très objectif détaillait pour le principal les faits auxquels il s’était trouvé mêlé. La première page portait la référence : Nom transféré de G£-4-408 C. Ceci semblait indiquer la présence d’une autre fiche en un autre lieu. Puis suivait une mention de son entraînement sous la direction de Thorson avec la note suivante : « Ai été incapable de trouver un seul des individus qui ont participé à l’entraînement et ai connu ce dernier trop tard pour agir. »

Il y avait plusieurs références à Janasen, puis une description du relais distorseur utilisé pour transporter Gosseyn depuis l’appartement de Janasen. « Ai fait construire l’instrument par les mêmes techniciens qui ont établi F., de façon qu’il ait l’air d’une table de cuisine ordinaire. » Ceci était imprimé, mais en marge se trouvait une note à la main : « Très astucieux. »

Gosseyn lut les quatre pages avec un sentiment de désappointement. Il s’attendait à trouver quelque chose qui complétât l’image qu’il se formait lui-même de ses rapports avec le Disciple, mais le compte rendu était trop bref et trop positif. Au bas de la quatrième page se trouvait la note : « Voir Ashargin. »

Gosseyn prit le dossier d’Ashargin. Plus long. Dans les premières pages, le narrateur examinait en particulier la vie d’Ashargin depuis le moment où il était arrivé au Temple du Dieu Endormi. C’est à la dernière page seulement qu’il trouva une référence au dossier Gosseyn. Bref commentaire : « Questionné au détecteur de mensonges par Enro, Ashargin a fait plusieurs allusions à Gilbert Gosseyn. » À côté se trouvait la note manuscrite : « À examiner. »

Le paragraphe final concernant Ashargin portait : « Le mariage forcé du prince et de la princesse Ashargin paraît avoir donné suite à des rapports de fait aussi bien que de nom. Le changement survenu en cet homme appelle une enquête, bien qu’Enro semble penser qu’un Ashargin bien disposé puisse être utile, même après la guerre. Durant les trois prochaines semaines, les Prédicteurs estiment sa conduite exemplaire. »

Aucune indication de la date où débutaient ces trois semaines, aucune mention du voyage sur Vénus entrepris par Gosseyn-Ashargin, aucun indice qu’il soit de retour au palais.

Gosseyn remit le dossier en place dans son tiroir et continua son examen de la pièce. Il découvrit une porte étroite habilement dissimulée dans les panneaux du distorseur. Elle menait à une minuscule chambre à coucher meublée d’un simple lit proprement fait.

Pas de penderie, mais une salle de bains exiguë, avec tub et W.C. Une douzaine de serviettes pendaient à un séchoir de métal.

Le Disciple, si tel était son saint des saints, ne se dorlotait pas trop.

Il lui fallut presque tout le jour pour explorer la retraite. Rien d’anormal dans le bâtiment. Quartier des domestiques, plusieurs sections dévolues au travail d’un tas d’employés, usine génératrice au sous-sol, une aile aménagée en cellules.

Les employés et les mécaniciens vivaient dans des cottages le long de la côte, loin du bâtiment principal. Yanar et cinq autres Prédicteurs avaient leurs appartements le long d’un couloir. Derrière l’édifice, un hangar assez vaste pour recevoir une douzaine d’aéroulottes. Lorsque Gosseyn y jeta les yeux, il s’y trouvait sept grandes machines et trois petits avions, ces derniers du type qui l’avait attaqué à son évasion de prison.

Personne ne le dérangea. Il se déplaçait à son gré parmi les bâtiments et dans l’île. Personne ne semblait disposer d’une autorité ou d’une énergie suffisante pour s’occuper de lui. Telle chose n’avait jamais dû se produire sur l’île, et sans doute chacun attendait-il que le Disciple vînt s’occuper de ça.

Gosseyn attendit également, non sans quelques doutes. Mais avec la ferme décision de ne pas s’en aller. Il éprouvait un désir d’action, et l’impression que les événements allaient se dessiner beaucoup plus vite que son existence presque passive sur la retraite ne semblait l’indiquer.

Ses plans étaient faits, il ne restait qu’à attendre l’arrivée du vaisseau de bataille.

Il passa sa première nuit dans la petite chambre contiguë au bureau du Disciple. Il dormit tranquille, son cerveau second réglé pour répondre à toute manœuvre du matériel distorseur. Il ne savait pas encore positivement que le Disciple suscitait son étrange forme d’ombre par le moyen de relais distorseurs, mais toutes les preuves semblaient converger dans ce sens.

Et il avait une idée de ce qu’il allait faire pour vérifier sa théorie.

Le lendemain, il se similarisa à bord de l’aéroulotte de Leej, déjeuna au milieu des trois servantes empressées à satisfaire son moindre désir, et qui paraissaient troublées par sa politesse. Gosseyn manquait de temps pour leur enseigner le respect d’elles-mêmes. Il termina son repas et se mit à l’ouvrage.

D’abord, il roula à grand-peine le tapis du studio. Puis il se mit à découper les plaques de métal du plancher aussi près qu’il put se le rappeler de l’endroit où s’était matérialisé le Disciple.

Il découvrit le distorseur à quelques centimètres de l’endroit auquel il s’attendait à le trouver.

Ceci semblait assez convaincant. Il vérifia le fait pour la seconde fois dans la cellule qu’il occupait à son arrivée sur Yalerta. L’œil furieux, Yanar le guettait à travers les barreaux tandis qu’il éventrait le bat-flanc de métal apparemment massif et découvrait un second distorseur.

L’image se précisait décidément. La crise devait être proche.

La seconde nuit fut aussi calme que la première. Gosseyn passa le troisième jour à fouiner dans les dossiers. Deux pages sur Secoh l’intéressèrent, car les informations qu’elles renfermaient ne figuraient pas parmi les souvenirs d’Ashargin. Les quarante-sept pages concernant Enro, divisées en sections, ne firent que confirmer ce qu’il savait déjà, avec des détails supplémentaires. Madrisol recevait l’étiquette « homme dangereux et ambitieux ». Le grand amiral Paleol se trouvait catalogué comme tueur. « Un individu implacable », avait écrit le Disciple, terme expressif de la part d’un individu lui-même doué de quelque implacabilité.

Il ne chercha que les noms qu’il connaissait, et ne vérifia que quelques références secondaires. Il faudrait une armée d’experts pour fouiller les dizaines de milliers de dossiers et établir un rapport compréhensif.

Le quatrième jour, il abandonna les fiches et étudia un plan pour lui-même et pour le vaisseau de bataille. Peu économique, du point de vue temps, pour le vaisseau, de le suivre dans toute la galaxie, alors que son but, comme celui d’Elliott et de tous les autres, constituait à parvenir à Gorgzid.

Il écrivit :

« Enro a sauvegardé sa planète natale par une répartition des matrices correspondant à la base de Gorgzid selon un système si strict qu’il est très improbable que l’on puisse s’en procurer aucune par des méthodes normales. »

Mais un homme à cerveau second devait pouvoir se procurer une matrice…

Il en était là de son résumé quand le relais longtemps attendu se ferma dans son cerveau ; il sut alors que le vaisseau venait de se similariser sur une position d’arrêt anticipé près de la base, à onze cents années-lumière.

Instantanément, il franchit la distance qui le séparait du Vénus.

 

*

 

— Vous avez dû vous similariser du vaisseau sur Yalerta en un peu plus d’une heure, estima le Dr Kair.

Ils ne purent le préciser exactement. Mais la vitesse était si grande, la marge d’erreur si restreinte au regard des quatre-vingt-dix heures mises par le vaisseau, que le temps exact importait peu.

Une heure et quelque chose. Troublé, il parcourut les trente mètres qui le séparaient de la coupole transparente du poste de commande du vaisseau. Il n’était pas précisément l’homme à qui il soit nécessaire d’expliquer l’immensité de l’espace, et ceci rendait la puissance nouvelle de son cerveau d’autant plus impressionnante.

L’obscurité se collait au verre. Il n’avait pas une telle impression d’éloignement en voyant toutes ces étoiles. C’étaient de petits points brillants à quelques centaines de mètres. Et voilà l’illusion : la proximité. Maintenant, cependant, pour lui, elles étaient proches. En cinq heures et demie il pouvait parcourir par similarisation les cent mille années-lumière de diamètre de la galaxie tourbillonnante de deux cents millions de soleils – pour peu qu’il sût une zone mémorisée où se retrouver.

Elliott vint le rejoindre. Il lui tendit une matrice que prit Gosseyn.

— Il vaut mieux que je parte, dit-il. Je ne me sentirai pas à l’aise tant que ces dossiers ne seront pas à bord du Vénus.

Il vérifia que la matrice se trouvait bien dans sa boîte et se similarisa dans le bureau du Disciple.

Il tira la matrice de la boîte et la posa soigneusement sur le bureau. Ça serait un peu embêtant si le vaisseau se similarisait réellement sur la matrice – mais Leej, à bord, devait s’assurer que le bond du vaisseau vers Yalerta s’arrête avant.

Comme il s’y attendait, le Vénus arriva heureusement au-dessus de l’île un peu moins de trois heures plus tard. Des unités de recherche furent débarquées et Gosseyn retourna conférer à bord.

À sa surprise, le Dr Kair ne lui proposa ni expériences ni entraînement.

— On va vous traiter par le travail, exposa le psychiatre. Vous vous exercerez en agissant.

Il développa brièvement son point de vue :

— Franchement, Gosseyn, vous entraîner demanderait du temps, et vous vous débrouillez parfaitement. L’avantage que vous semblez avoir sur Lavoisseur, c’est que vous avez découvert que l’on pouvait faire bien d’autres choses, et que vous avez essayé de faire les choses en question. Il paraît assuré qu’il ne savait rien des Prédicteurs, sinon il les eût mentionnés à Crang. En conséquence, jamais il n’a eu aucune raison de croire qu’il arriverait à prédire l’avenir.

Gosseyn répondit :

— Ceci signifie que je m’en retourne immédiatement et que je vais emprunter le distorseur du bureau du Disciple.

Il lui restait encore une chose à faire, et il la fit au moment même où il se retrouva dans la retraite. Il similarisa Yanar sur une des zones mémorisées de l’île de Crest.

Ce devoir humain rempli, il se joignit au groupe qui étudiait le distorseur privé du Disciple avec, déjà, quelques résultats intéressants.

— C’est le montage le plus calé que nous ayons jamais vu, lui dit un des Ā. Le plus complexe. Il faudra du temps pour repérer certains circuits imprimés.

Précédemment, ils étaient convenus de travailler en utilisant l’hypothèse selon laquelle les distorseurs du Disciple opéraient avec une précision supérieure à la similitude de vingt décimales.

— Aussi, nous allons rester un moment sur Yalerta et vous donner une chance de revenir. En outre, il nous faut attendre ce vaisseau de bataille envoyé par Enro et qui ne devrait plus tarder.

Gosseyn convint que ce dernier point au moins présentait une certaine importance. Il restait vital qu’aucun Prédicteur ne fût envoyé vers Enro.

Quant à attendre son retour, il se sentait moins affirmatif. L’action qu’il allait entreprendre pouvait se révéler complexe et demander des efforts prolongés. Maintenant, il avait la certitude de pouvoir se similariser en retour vers le vaisseau avec le minimum d’erreur dans le temps, puis de repartir pour son point d’arrivée.

Selon l’opinion générale, il ne fallait pas perdre une minute, et une étude sérieuse des instruments demanderait pas mal de délais.

Encore une fois Gosseyn était d’accord. Son propre examen lui avait montré que le câblage se divisait en deux sections. L’une d’elles comportait trois distorseurs avec des contrôles réglables selon n’importe quel indicatif.

La seconde section ne comprenait qu’un instrument. La commande consistait en un tube unique, que l’on pouvait tirer ou pousser au moyen d’un petit levier. Dans le passé, Gosseyn avait découvert que ce genre de distorseurs ne fonctionnaient que dans la direction d’une matrice permanente. Il espérait que celui-ci était réglé sur le quartier général personnel du Disciple dans la galaxie.

Il tira le levier sans hésiter.

 

*

 

Sitôt émergé du vide, Gosseyn resta tout d’abord immobile. Il se trouvait dans une vaste pièce tapissée de livres.

Par une porte entrouverte, il apercevait l’angle d’un lit.

Il laissa son cerveau second se pénétrer des éléments vivants du bâtiment. Il y en avait un grand nombre, mais de l’ensemble émanait une impression de tranquillité et de paix. Autant qu’il puisse s’en rendre compte, personne ne se trouvait dans la pièce voisine.

Il vit que le distorseur grâce auquel il s’était similarisé faisait partie d’un groupe de deux appareils à angle droit l’un de l’autre dans un coin.

Ceci paraissait compléter le tableau général.

Il mémorisa une zone de plancher, puis alla prendre un des livres de la bibliothèque. Le livre était imprimé dans la langue de Gorgzid.

Il eut un instant d’exaltation, mais tandis qu’il tournait la page de garde, il pensa : « Ceci ne signifie pas nécessairement que je sois sur Gorgzid. Bien des gens dans le Plus Grand Empire peuvent avoir des livres imprimés dans la langue de la capitale. »

À cet instant, ses pensées s’interrompirent. Il sursauta devant le nom inscrit sur la feuille, secoua la tête et remit le livre sur l’étagère.

Cinq autres volumes choisis au hasard portaient le même nom.

Le nom d’Eldred Crang.

Gosseyn alla lentement vers la chambre à coucher, troublé, mais pas très ennuyé. Tandis qu’il la traversait, il perçut la présence de gens dans la pièce voisine. Prudemment, il entrebâilla la porte. Un couloir. Il poussa encore la porte, se glissa par l’ouverture et referma le panneau derrière lui. Si nécessaire, il pourrait battre en retraite à la vitesse de similarisation. Mais il n’était pas encore fixé sur son terrain de repli.

Il atteignit l’extrémité du couloir et s’arrêta. De sa place, il voyait le dos de quelqu’un qui ressemblait à Patricia Hardie. Elle parla, et ceci confirma son impression.

Ce qu’elle disait n’avait pas d’importance, non plus que la réponse de Crang. Ce qui comptait, c’est qu’ils soient là, et que dans la bibliothèque adjointe à la chambre à coucher se trouve un distorseur relié à celui de la retraite du Disciple sur Yalerta.

Découverte troublante ; Gosseyn décida de ne pas se montrer à eux avant d’en avoir parlé à Elliott et aux autres.

Mais il ne voulait pas encore abandonner Gorgzid. Il revint à la bibliothèque et considéra le second distorseur. Comme celui de la retraite, c’était encore un appareil à commande unique.

Il paraissait logique de chercher où il aboutissait. Il manœuvra le levier.

 

*

 

Il se trouva dans une petite resserre. Il y avait des piles de casiers en métal dans un coin, plusieurs étagères. Une porte fermée unique paraissait la seule entrée normale.

Pas de distorseur autre que celui dont il venait de se servir.

Rapidement, il mémorisa une section du sol et tenta d’ouvrir la porte, qui céda et démasqua un bureau plutôt nu. Un bureau, deux chaises et un tapis en constituaient l’ameublement.

Derrière le bureau, une autre porte.

Gosseyn, avant de s’y rendre, essaya les tiroirs du bureau. Fermés à clef, ils ne pouvaient être ouverts au moyen d’un cerveau second sans énergie extérieure.

La porte du bureau donnait sur un couloir de trois mètres de long au bout duquel il y en avait un autre. Gosseyn, sans hésiter, l’ouvrit toute grande, la franchit et s’arrêta.

La vaste pièce qui s’ouvrait devant lui vibrait sourdement de résonances sous-jacentes. Un étroit arc-boutant jaillissait d’un mur à huit mètres de haut, si soigneusement encastré qu’il paraissait un prolongement du mur lui-même, en surplomb.

La partie extrême de cet arc-boutant translucide, brillait d’une lumière resplendissante. De petits escaliers partis du sol rejoignaient le sommet de la châsse du Dieu Endormi.

L’ensemble ne lui fit pas du tout le même effet que lorsqu’il le voyait avec les yeux d’Ashargin. Maintenant, grâce à son cerveau second, il percevait la pulsation des courants qui faisaient agir les machines invisibles. Maintenant, il prenait conscience d’un léger flux vital, un courant nerveux humain, régulier, léger, ne présentant que d’infimes variations d’intensité.

Gosseyn grimpa l’escalier, se passant de toute cérémonie cette fois, et regarda le Dieu Endormi de Gorgzid. Son examen du visage et de la châsse fut différent de celui d’Ashargin, plus vif et plus aigu. Il se rendit compte de choses restées lettre morte pour les sens plus obtus du prince.

Le « cercueil » comportait de nombreux éléments. Le corps se trouvait maintenu par une série de bras et de pinces en forme d’étau, dont il devina la destination : conserver leur souplesse aux muscles. Si le Dieu Endormi venait jamais à s’éveiller de son long sommeil, il ne risquerait pas de se trouver ankylosé et affaibli comme Gilbert Gosseyn au bout d’un mois d’inconscience à bord du destroyer Y 381 907.

La peau du dormeur semblait saine. Son corps paraissait ferme et puissant. Ceux qui avaient réalisé son conditionnement disposaient de plus de moyens que Leej n’en pouvait trouver à bord du destroyer.

Gosseyn descendit les marches et examina la base du cercueil. Comme il s’y attendait, les marches étaient mobiles et les panneaux du socle pouvaient glisser.

Il les manœuvra et démasqua une machine. Presque aussitôt, il se rendit compte qu’il était parvenu au terme d’une piste. Dans tous ses voyages, sur les plus puissants vaisseaux du Plus Grand Empire, jamais il n’avait vu une machine tout à fait analogue à celle-là.

Après l’avoir considérée un instant, il hocha la tête, stupéfait. Le câblage des circuits était complexe mais une douzaine au moins des fonctions de la machine lui restaient intelligibles.

Il reconnut un circuit distorseur, un détecteur de mensonges, un relais-robot, et d’autres schémas plus simples. Mais le cerveau électronique ne comportait pas moins de cent quarante-sept circuits principaux dont chacun constituait une unité à trois dimensions ; l’intérieur et la surface de chacune se trouvaient interconnectés par des milliers de circuits secondaires.

Même les robots presque humains construits par Lavoisseur et utilisés comme armes par les Vénusiens ne comportaient que vingt-neuf circuits principaux.

Attentif, maintenant, Gosseyn scruta le cerveau artificiel. Cette fois, il s’aperçut que plusieurs des câbles semblaient grillés. Cette découverte l’inquiéta et, rapidement, il constata plusieurs autres ruptures. Comment un instrument aussi bien construit et protégé pouvait-il avoir été abîmé, cela paraissait malaisé à comprendre, mais on ne pouvait se méprendre sur le résultat final.

Il faudrait une habileté fantastique pour réparer la machine et éveiller le Dieu Endormi.

C’est sans doute à d’autres qu’incomberait ce travail. Lui travaillait en première ligne, et pas dans le service technique. Il était temps qu’il revînt au vaisseau de bataille.

Il se similarisa et se retrouva sur le Vénus pour entendre retentir les cloches d’alarme.

 

*

 

Elliott lui expliqua que la bataille était terminée.

— Lorsque nos robots sont entrés en action, je crois qu’ils ne se sont même pas rendu compte de ce qui arrivait. Nous avons capturé l’équipage entier.

Victoire très satisfaisante pour plusieurs raisons. Le vaisseau capturé était celui envoyé par Enro plus d’un mois auparavant pour remplacer l’Y 381 907. Il venait assurer l’envoi d’une nouvelle cohorte de Prédicteurs à la flotte du Plus Grand Empire. Il faudrait du temps pour qu’un nouveau vaisseau le remplaçât. Premier résultat.

Second résultat, encore plus intéressant semblait-il à Gosseyn, le Vénus se trouvait libre de le suivre sur Gorgzid.

Aucun Ā ne put fournir une explication au mystère Eldred Crang. Elliott dit :

— Nous pouvons uniquement supposer qu’il ignorait l’existence des Prédicteurs, et par conséquent n’a pu faire de déclaration concernant l’existence possible d’une prévision positive. Votre découverte paraît indiquer que Crang est plus au courant de ce qui se passe que nous ne le soupçonnions.

Un peu plus tard, on remit à Gosseyn une seconde matrice, et Elliott lui dit :

— Nous allons partir maintenant, et nous vous retrouverons dans trois jours à peu près.

Gosseyn acquiesça. Il voulait explorer plus en détail le Temple du Dieu Endormi.

— Je veux voir si les propulseurs atomiques sont toujours en état de marche. Peut-être pourrai-je m’envoler avec le Temple entier.

Il sourit.

— Peut-être qu’ils penseraient que c’est une manifestation du Dieu marquant sa désapprobation de l’agression commise.

Il conclut plus sérieusement :

— À part ça, je vais me tenir tranquille, jusqu’à votre arrivée à tous.

Avant de quitter le vaisseau, il alla voir le Dr Kair. Le psychiatre lui offrit un fauteuil, mais Gosseyn déclina l’offre. Debout, le front soucieux, il dit :

— Docteur, il y a quelque chose, au bout du chemin, qui sera différent de tout ce que nous pouvons prévoir. J’ai vu des images vagues.

Il s’arrêta, puis reprit :

— Deux fois déjà mon esprit s’est similarisé dans le corps du prince Ashargin. Apparemment, on dirait que quelqu’un m’apporte une aide bénévole pour me permettre une vue d’ensemble des événements, et j’incline presque à croire que c’est là le motif. Mais pourquoi à travers les yeux d’Ashargin ? Pourquoi est-il nécessaire, lui ? Vous comprenez, ça revient à ça. S’il est possible de transférer mon « esprit » dans le corps d’autres gens, pourquoi ne pas le transférer dans celui d’Enro ? Avec Enro sous mon contrôle, je suis sûr que je pourrais arrêter la guerre comme ça !

Il fit claquer ses doigts.

— C’est d’une logique si implacable, acheva-t-il, que je ne puis que conclure ceci : nous voyons les choses sous un angle incorrect. Il doit y avoir une autre réponse, peut-être une réponse plus grande que la guerre elle-même…

Il restait debout, le sourcil froncé, puis il tendit la main. Le Dr Kair la secoua silencieusement. Gosseyn s’écarta et, toujours muni de la matrice, se similarisa dans la petite resserre du Temple du Dieu Endormi de Gorgzid.

Au moment même où il émergeait du vide, il se rendit compte avec un sentiment de frustration thalamique qu’il allait s’éveiller dans le corps du prince Ashargin pour la troisième fois en trois mois.

Les joueurs du Non-A
titlepage.xhtml
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Van Vogt,Alfred E-[Le Non-A-2]Les joueurs du Non-A(1956).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html